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un entretien avec la Dr Giulia Manfredini Cornali

De manière générale, les femmes soutiennent les autres et ce sont elles qui apportent les soins.

Aujourd’hui encore, au cœur de cette pandémie, cela se vérifie. Les professionnels de santé ont été les premiers au front et seront les derniers à pouvoir ralentir. La plupart sont des femmes.

 

Dans les 210 pays et territoires du monde qui font face à cette catastrophe sanitaire sans précédent, les professionnels de santé ont été de véritables héros de la lutte contre le COVID-19.

 

Parmi eux, les femmes représentent 70 % du personnel médical et d’assistance, 85 % du personnel infirmier et la moitié des médecins dans les pays de l’OCDE.

 

Elles sauvent des vies, elles effectuent un travail de qualité en étant soumises à la pression des risques pandémiques, tout en s’isolant pour éviter la diffusion du virus dans leurs propres familles et auprès de leurs amis.

 

L’Italie a été durement touchée par le  COVID-19. Selon Worldometers, au 24 avril 2020, c’est le troisième pays le plus impacté, avec plus de 189’000 cas sur les plus de deux millions de cas mondiaux, et plus de 25’000 décès sur les plus de 191’000 à l’échelle internationale. La planète entière est sous le choc de la dévastation liée à ce virus dans ce pays tant aimé, et partage sa tristesse de manière solidaire.

 

La Vice-présidente Lobbying du SIE Rita Nogueira Ramos s’est entretenue avec son amie et collègue soroptimist, la Dr Giulia Manfredini Cornali, responsable de l’unité d’endocrinologie à l’hôpital italien de Massa-Carrara situé dans le nord de la Toscane, au sujet de l’impact du COVID-19, non seulement en Italie, mais dans le monde entier.

 

 

Rita : Aurions-nous pu éviter cette catastrophe mondiale sans précédent en agissant différemment ?

 

Giulia : Ma conviction personnelle est que notre gouvernement et même les scientifiques ont sous-estimé l’infection au Covid-19, et que nous avons perdu de précieuses semaines de préparation. Je me souviens clairement de nombreux virologistes et experts médicaux rassurant notre population et nos hommes politiques via les médias, en indiquant que le virus du COVID-19 n’affecterait pas plus nos vies qu’une grippe normale. En voyant ce qui se passait en Chine, nous aurions dû commencer à produire plus d’équipements de protection individuelle (tels que masques, vêtements et gants) et d’équipements médicaux d’assistance respiratoire, et à préparer un plus grand nombre de lits en soins intensifs.

 

La désinformation et les fausses informations sont un problème dans notre société depuis assez longtemps, mais avec le COVID-19, tout cela a empiré. Surtout au début, nous ne savions pas qui écouter, ni quel comportement adopter. Le Soroptimist International d’Europe italien a été très actif et a fourni des nouvelles et informations vérifiées à la population.

 

https://www.soroptimist.it/

 

J’aimerais voir plus de femmes impliquées au gouvernement italien et au niveau des régions, mais ce n’est pas le cas en Italie. Je suis sûre que de meilleures décisions auraient été prises. Enfin, j’ai toujours été convaincue de la valeur de l’Union européenne, mais je dois admettre qu’en tant que citoyenne européenne, je me suis sentie complètement abandonnée. Un groupe de travail européen déployant une réponse commune à travers les frontières aurait dû être mis en place dès début janvier. Tout particulièrement parce que le COVID-19 ne connaît pas de frontières. Suite au SRAS, l’UE avait créé le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies, une agence pour les situations comme celle que nous vivons. Elle a brillé par son absence.

 

Rita : Les hôpitaux ont été surchargés pendant presque deux mois, avec un afflux de patients massif et soudain, la nécessité de prendre dans l’instant des décisions synonymes de vie ou de mort, le manque de matériel et des conditions inappropriées. Comment les professionnels de santé se sentent-ils ?

 

Giulia : La majorité de mes collègues et des infirmières qui travaillent dans des hôpitaux et infrastructures COVID-19 sont particulièrement stressés et préoccupés. Comme tu l’as dit, la plupart sont des femmes et elles ont décidé de quitter leur domicile, de se séparer de leur famille par peur de rapporter l’infection à leurs proches. Certaines n’ont pas vu leurs enfants et conjoint depuis plusieurs semaines. Au travail, non seulement elles traitent et soignent des patients qui sont dans un état critique, mais elles s’occupent aussi des difficultés psychologiques de ces hommes et de ces femmes qui, en raison de la maladie, sont loin de leur domicile et de leurs proches. Il y a de merveilleux récits d’infirmières et de médecins qui connectent des patients à leurs familles grâce à des tablettes, téléphones portables et appels vidéo… Mais il y a aussi tellement de tristes récits de personnel tenant la main d’un patient qui va mourir sans revoir ses proches. Nous serons tous changés par ces expériences.

 

Rita : Penses-tu qu’il est encore possible de garantir des soins de qualité dans cette crise et pour d’autres situations sanitaires ?

 

Giulia : Même si le personnel de santé a été submergé de travail, je suis sûre que nous avons fait de notre mieux en matière d’assistance médicale et de soutien psychologique. Évidemment, le nombre de médecins et d’infirmières était clairement insuffisant, pas seulement en raison de l’importance de la pandémie, mais aussi à cause des restrictions mal avisées et diminutions de personnel dans les dernières années. Beaucoup d’entre nous ont été contraints de rester travailler pendant de nombreuses d’heures d’affilée. Des investissements massifs sont nécessaires, notamment pour former et embaucher du nouveau personnel.

 

 

Rita : Quand on doit travailler de longues heures, toujours sous tension pour réagir à toutes les situations, est-ce qu’on se sent comme une superwoman ? Confrontés à la cruauté d’autant de pertes humaines, ce qui peut créer une charge mentale, loin de leurs proches pendant une longue période, avec le risque de tomber malade, comment penses-tu que les professionnels du monde médical, en particulier les femmes qui sont toujours sur de nombreux fronts, supportent ces circonstances extrêmes ?

 

Giulia : Les médecins et infirmières sont habitués à gérer ces problèmes, et, d’après mon expérience, nous donnons le meilleur de nous-mêmes dans les situations les plus critiques. Au terme de cette urgence du COVID-19, je sais que nous serons très fatiguées et que beaucoup d’entre nous seront frustrées en raison des pertes humaines que nous n’avons pas pu éviter. Nous, les femmes, nous sommes fortes, mais nous serons quoi qu’il en soit changées à jamais.

 

Rita : Comment te protèges-tu et protèges-tu ta famille de l’infection ? Je sais que tu es une Soroptimist très active et que tu as immédiatement montré comment fabriquer des masques de protection. Mais à la maison et à l’hôpital, comment évites-tu la propagation du virus et te protèges-tu ?

 

Giulia : Je fais extrêmement attention au travail et à l’extérieur quand il y a des personnes autour de moi, en maintenant une distance de sécurité et en portant un masque de protection. À la maison, nous nettoyons comme à l’accoutumée, mais nous nous lavons les mains plus souvent. Nous sommes heureux de savoir que notre chienne est à l’abri et que le COVID-19 ne la touchera pas !

 

Rita : En tant que femme, non seulement médecin, mais qui s’occupe des autres, qui est bénévole et Soroptimist, avec une vaste gamme de responsabilités et un agenda très chargé, énormément de personnes qui attendent tellement de réponses différentes de votre part : D’après toi, prend-on suffisamment soin des femmes dans le monde entier avec la crise du COVID-19 ?

 

Giulia : Même si statistiquement, le virus semble affecter davantage les hommes que les femmes, il y a des aspects sociologiques et médicaux à prendre en considération pour étudier le vécu des femmes pendant la pandémie de COVID-19. Par exemple, les femmes sont traditionnellement en charge de l’organisation familiale et des soins. Cela peut se traduire par un risque d’exposition plus important pendant les courses, et de manière générale par une charge de travail plus lourde à la maison. Imagine que dans les grandes villes d’Italie, le temps d’attente moyen pour rentrer dans un supermarché est d’environ 40 minutes, en plein soleil, ce qui peut être une charge importante, aussi bien physiquement qu’en raison du temps nécessaire. En ce qui concerne le travail, il est plus probable que les femmes soient au chômage en raison de la crise économique liée au confinement. Par ailleurs, au moins en Italie, mais probablement aussi dans les autres pays, la majorité du personnel médical est composée de femmes, et nous savons que le personnel médical est la catégorie la plus exposée au virus (12 % en Italie). Il faut aussi parler des conditions compliquées et stressantes dans lesquelles de nombreuses femmes vivent leur accouchement, totalement seules, sans leur conjoint ni leur famille.

 

Rita : Quelles sont les principales préoccupations au sein de votre hôpital et de votre quartier, et quelles sont les actions que le gouvernement doit mettre en œuvre pour résoudre ces problèmes ? Les femmes devraient-elles désormais être au cœur des préoccupations ?

 

Giulia : Notre principale préoccupation, aujourd’hui, est de nous remettre sur pied. Chacun fait sa part, le gouvernement a consulté les scientifiques et experts de manière continue et la communauté s’est rassemblée pour soutenir les hôpitaux. Je suis particulièrement préoccupée par la santé mentale de nos patients, mais aussi de notre communauté. La solitude semble être le sentiment le plus courant pendant cette difficile période de confinement. Je pense constamment à la population âgée, aux hommes comme aux femmes, qui sont seuls et effrayés, et qui n’ont que très peu de contacts avec l’extérieur (la technologie n’est pas leur fort, dans la plupart des cas). Nous devons aussi soutenir du mieux possible les patients souffrant de problèmes médicaux graves non liés au Covid-19, qui ont des difficultés à accéder aux soins, ou doivent le faire sans l’aide de leur famille. La communauté fait de son mieux pour soutenir ces personnes, et je sais que le gouvernement italien, la société civile et des groupes religieux ont lancé des services de soutien psychologique par téléphone en ces temps compliqués. Le Soroptimist International italien a aussi activé un service d’assistance nutritionnelle gratuit géré par des biologistes nutritionnistes du Soroptimist Italie afin d’aider les gens pendant cette période d’isolation forcée et de les encourager à s’alimenter sainement. Et nous savons que les femmes s’occupent souvent de l’alimentation familiale.

 

 

De nombreux clubs SI italiens ont mis en place des actions de financement participatif au profit des femmes dans le besoin, afin de leur fournir de la nourriture et de l’aide pour les situations critiques. Le SI Italie a aussi lancé une campagne nationale, avec un important soutien financier des clubs, pour l’achat, la production et la distribution de masques professionnels, notamment à destination des personnes qui sont en première ligne et des citoyens à risque (personnel de santé, employés des magasins d’alimentation, autres professions exposées dans leur travail). Cela a été très utile, car certaines personnes en première ligne, dont la plupart sont des femmes, n’ont pas reçu assez d’équipements de protection, ou même pas du tout.

 

 

Rita : J’ai lu que les hôpitaux et municipalités sont confrontés à une augmentation spectaculaire de la violence domestique à l’égard des femmes et des enfants en raison du confinement et de l’isolement, les femmes n’ayant parfois aucune possibilité d’appeler à l’aide. Confirmez-vous ce problème lié au COVID-19 ? Pouvez-vous décrire les situations dont vous avez eu connaissance ?

 

Giulia : C’est tout à fait effrayant. Nous avons constaté une augmentation de la violence à l’égard des femmes, le confinement forcé empirant des situations déjà dangereuses. Je pense aussi combien il doit être difficile pour les femmes qui vivent des situations de violence domestique d’avoir le courage de prendre le téléphone et d’appeler à l’aide, ou même d’avoir l’espace pour le faire, tout simplement. La vie confinée signifie souvent l’impossibilité de demander de l’aide. Le Soroptimist Italie a mis en place une plateforme en ligne COVID-19 d’assistance psychologique gratuite, gérée par 50 Soroptimist professionnelles formées, qui travaillent en ligne et par téléphone.

 

 

Les enfants ont aussi beaucoup souffert, le manque de contacts sociaux les impactant profondément. L’école était un refuge pour beaucoup d’entre eux. Je pense tout particulièrement aux situations dans lesquelles le soutien familial est faible et où les enfants bénéficient énormément de l’attention dont ils font l’objet à l’école. Je suis fière d’indiquer que le Soroptimist Italie a mis en place « Soroptimist Net Lead », une plateforme gratuite de formation en ligne sur YouTube pour l’enseignement secondaire, qui est un soutien pendant cette période de confinement. Des groupes soroptimist italiens en ligne se développent aussi pour permettre aux utilisateurs de se rencontrer virtuellement et de parler de divers sujets culturels.

 

Rita : Les hôpitaux ont-ils la capacité de pouvoir effectivement mobiliser une réponse en cas de violence, en particulier pour fournir le type adapté de soutien médical et d’évaluation, réunir des preuves et pour le travail psychologique et social ? Y a-t-il assez de personnel préparé sur le terrain pour s’occuper de la question de la violence, et assurer la coordination avec les refuges et la justice en ce qui concerne les mesures visant les auteurs de violences ?

 

Giulia : Oui, je dois dire que nous disposons d’un système très réactif pour traiter les situations de violence d’un point de vue médical. Dans les quinze dernières années, les hôpitaux et cliniques ont formé leur personnel à un protocole spécifique (Codice Rosa) à suivre en cas de violence. Il existe des mesures de coordination avec les refuges et le système judiciaire, mais de nombreux secteurs manquent de fonds et il reste encore beaucoup à faire. Le Soroptimist Italie a essayé de mettre cette question à l’ordre du jour en créant des « salles seulement pour vous » (Stanza tutta per sè) dans les commissariats de police, où les femmes peuvent avoir des conversations privées et protégées au sujet de ce qu’elles vivent, dans un endroit sûr. Nous avons soutenu la création de nombreuses « salles d’écoute protégées » (Stanza Protetta di ascolto) dans les tribunaux, qui permettent aux femmes et aux enfants de donner leurs preuves dans un espace séparé, sans avoir à entrer en contact avec leurs agresseurs.

 

Rita : D’après toi, que peuvent faire les Soroptimist pour réduire les principaux risques de violence à l’égard des femmes et des enfants et la violence domestique pendant cette période ?

 

Giulia : Une bonne stratégie de communication est nécessaire. De nombreuses femmes ne trouvent refuge que sur les médias sociaux ou à la télévision, et les messages de soutien direct ou indirect sont cruciaux. Toutes les femmes, où qu’elles soient, doivent savoir quoi faire en cas de violence. Cette année, l’Italie n’a eu quasiment aucune possibilité de célébrer la Journée internationale des femmes dans la rue, puisque le COVID-19 nous avait déjà contraints au confinement, mais nous n’avons pas baissé la garde. Nous luttons pour les droits des femmes et devons continuer de le faire chaque jour et dire publiquement que la violence domestique est inacceptable. Ce n’est pas la norme. Le Soroptimist International va continuer de défendre les femmes et d’attirer l’attention sur leur valeur et leur rôle dans notre monde. L’importance majeure des femmes dans le monde du travail est certainement enfin reconnue. J’espère sincèrement qu’à la fin de cette urgence, les femmes continueront à être conscientes de leur valeur et de combien elles sont précieuses pour nos sociétés.

Auteur

Giulia Manfredini Cornali, médecin, Club d’Apuania (jumelé avec le Club SI de Lisbon Caravela, Portugal et le Club SI de Gdansk, Pologne), SI Italie

 

Rita Nogueira Ramos, 1ère Vice-Présidente du SIE